Le pitch : Un policier d’élite de la brigade anti-drogue de New York décide de dévoiler les combines dont usent certains de ces collègues vis à vis de la pègre à un procureur ambitieux.
Les années 70 ont vu passer sur nos écrans de grands films désabusés sur une Amérique en perdition, cherchant ses repères morales et dénonçant les dérives d’un système à bout de souffle. Serpico, la série des Dirty Harry, Les chiens de paille en furent sans aucun doute les meilleurs représentants. Dans ces films, la grande ville américaine était montré sous tous ses aspects, y compris les moins reluisants.
Puis, comme toute souvent, la « mode » est passée. L’avènement d’un cinéma plus positif et tourné vers le divertissement a changé la donne et le film urbain a décliné. On peut donc considérer Le prince de New York comme un magnifique chant du cygne.
A l’origine, comme souvent, on trouve un livre, celui écrit à 4 mains par un policier et un romancier. Dans ce dernier, Daniel Bello expliquait comment il avait été amené à fermer les yeux sur certaines pratiques de la brigade anti-drogue puis à y participer activement. Ayant eu un jour un déclic sur le fait que ces pratiques allaient contre le serment qu’il avait prêté en tant que policier, il décida de soulager sa conscience et de s’en ouvrir à un procureur enquêtant sur la corruption dans la fonction publique.
Mais rapidement, il se trouva dépassé par ses révélations. Désireux d’épargner ses collègues les plus proches, il se vit dans l’obligation de les dénoncer. Il fut obligé de vivre sous protection policière avec sa famille, de déménager, d’espionner à la fois truands et policiers. Et il eut le sentiment que l’on se servait de lui sans vraiment chercher à le ménager.
Le film de Sidney Lumet suit donc pas à pas l’histoire de Bello, le montrant tout d’abord dans son travail de tous les jours, ses relations complexes avec ses indics , qu’il fournit en drogue, allant jusqu’à agresser des dealers pour pouvoir alimenter ses propres junkies. On devine dans cette première partie que son train de vie ne cadre pas tout à fait avec son salaire et que l’argent soutiré aux trafiquants ne va pas forcément dans les caisses de l’Etat. Enfin, on comprend que sa brigade est une véritable famille, peut être plus que celle qu’il a formé avec sa femme et ses enfants.
Le film prend bien soin de montrer l’univers de Bello, une ville sordide où la drogue ronge la société, engendrant la violence (insoutenable scène où l’un des indics bat sauvagement sa compagne coupable de s’être injectée toute l’héroïne que Bello vient de trouver au couple) et où chacun essaye de tirer son épingle du jeu. Bello pense qu’il fait sérieusement son travail et il ferme les yeux sur les trafics dont lui même bénéficie. Les résultats de sa brigade étant exceptionnels, sans doute se croit-il intouchable.
Cette partie, la plus courte, est celle où la mise en scène va être la plus ample, la plus baroque. Comme Lumet l’explique bien dans le petit making of présent sur le DVD, il a ensuite resserré les cadrages sur les acteurs, minimisé les décors afin que le spectateur puisse progressivement ressentir le tourment intérieur du « héros ».
Puis dans une deuxième partie, bien plus longue, le film va se tourner vers Bello le mouchard, qui porte un micro en permanence afin de piéger les truands dans un premier temps, puis les policiers les plus touchés par la corruption et enfin ses propres collègues. Au fur et à mesure que l’enquête va se rapprocher de son cercle d’ami, Bello va s’effondrer , sa famille va subir les contre-coups de son action. Et quand il va devoir dénoncer ceux avec qui il a partagé combine et argent, les conséquences seront terribles : suicide, assassinat, mise en abime de son couple. Bello devient le jouet d’une machine impitoyable qui entend éradiquer la corruption sans se soucier que les arrangements avec une partie de la pègre sont une condition sine qua none pour que la justice avance.
La dichotomie entre Bello, homme efficace mais que l’on devine simple voire frustre et les enquêteurs de la commission devient énorme : ces derniers ne pensent absolument pas aux conséquences de leur travail. Seuls comptent les résultats et tant pis si ils doivent briser des hommes qui, malgré leur arrangement avec la morale, ont protégé la population de périls bien plus grands encore.
Mais la force du film est de ne pas tomber dans le moralisateur et encore moins dans le spectaculaire. La violence éclate parfois de manière totalement inattendue (la scène du restaurant) et plus d’une fois Bello va sentir passer le vent du boulet. Ce qu’il pensait n’être qu’une enquête de routine et la dénonciation de quelques ripoux va vite se transformer en quelque chose de très dangereux. Et le peu de soutien qu’il va ressentir de la part de certains de ceux qui sont venus le solliciter va encore plus l’enfoncer dans la déprime voire la névrose.
Enfin, dans une dernière partie, c’est lui même qui va se trouver au coeur des accusations. Quand l’avocat d’un parrain qu’il a fait arrêter grâce à ses écoutes va le mettre sur la sellette, le mettre en accusation et qu’en parallèle les hommes de sa brigade vont subir le contrecoup de son travail, Bello perd pied, il s’effondre littéralement. Lumet prend alors soin de dépeindre sa solitude. Ainsi, il filme l’une de ses entrées au tribunal en le cadrant de très très loin. Bello est devenu une silhouette quasi anonyme dans les mains d’une justice pour qui il n’est qu’un instrument.
Et s’il parvient à ne pas tomber comme ses collègues, on sent que c’est au prix de multiples parjures et que cette culpabilité va le ronger toute sa vie.
Avec Le prince de New York, Sidney Lumet signe un film à la fois austère (au fur et à mesure que l’on avance, les éclairages, les cadrages changent et deviennent moins sophistiqués) et généreux (130 lieux de tournages différents, des dizaines de rôles parlants, parfois interprétés par des acteurs amateurs). On lui a reproché sa longueur (plus de 2H30), mais il fallait au moins cela pour raconter une histoire aussi complexe. Mais surtout, ce qui fait de ce film une oeuvre magistrale, c’est bien cette plongée sans fard dans un univers teinté de gris, où chacun semble cacher quelque chose, où il n’y a pas vraiment de héros et où les conséquences des actes peuvent rapidement tourner au drame.
Evidemment, pour porter un tel film, il fallait un acteur solide. Outre les nombreux seconds rôles nécessaires (dont Lance Heriksen !!), c’est bien la composition magistrale de Treat Williams qui retient l’attention. Comme le dit Lumet, il fallait un acteur à la fois « sexy » et capable de susciter l’empathie du spectateur. Car, mine de rien, on raconte là l’histoire d’un mouchard, personnage pas vraiment sympathique. Passant petit à petit du flic arrogant à un homme brisé par le poids de ses révélations, Treat Williams incarne à la perfection le personnage. Il est d’ailleurs un peu dommage qu’il n’ait pas obtenu une carrière plus importante (son dernier grand film fut Un cri dans l’Océan qui fut hélas un échec commercial cuisant). Mais ici, il inonde l’écran de la même manière que Al Pacino inondait les 2 volets du Parrain des seventies.
A l’heure où quelques festivaliers snobs s’extasient devant des mises en scène minimalistes, il est bon de se rappeler qu’il fut un temps où le cinéma américain construisaient des films en apparence simples, mais qui se révélaient infiniment plus complexes que toutes les Palmes récentes. La redécouverte de ce film est donc nécessaire à tout cinéphile qui se respecte et à tous ceux qui ont envie de se plonger dans les seventies américaines, cette période trouble à la fois si proche et si éloignée.